Comité “Ecole de la rue Tlemcen”

 
 

Témoignage de

Régine Lippe

enfant cachée.


Régine Lippe témoigne dans les classes du CP au CM2 et dans les collèges. Elle fut “enfant cachée”. Elle accompagne son récit de rappels historiques de l’époque avec des documents qu’elle montre aux enfants :  photos des enfants déportés qui fréquentaient l’école ou photos des enfants du quartier extraites du “MEMORIAL DES ENFANTS JUIFS DEPORTES DE FRANCE “ de Serge Klarsfeld ; photos d’écriteau «parc interdit aux juifs et aux chiens », fiches de recensement des juifs de 1940, livres documentaires, etc… Elle procède par des questions aux enfants sur ce qu’ils saven déjà de cette période et élargit leurs connaissances par son histoire personnelle.


“En 1942, l’année de la grande rafle, je n’avais que 4 ans et demi, âge où, normalement, l’on n’a pas encore de souvenirs. Et pourtant, je me souviens très bien d’un de mes oncles, Jean (arrêté début 1942 et déporté à 26 ans, le 22 juin 42, par le convoi N°3) qui m’avait offert une magnifique poupée « Bella » qui disait « Maman » . Ma mère l’avait trouvée trop belle pour une petite fille de 3 ans et l’avait posée sur le haut de l’armoire, où elle attendait que je grandisse. Ce sont les Allemands qui l’ont prise. J’étais une petite fille juive. Mes grands-parents maternels étaient arrivés de Pologne en 1920 avec ma maman et ses trois petits frères. Ils avaient choisi la France, pays des Droits de l’Homme, pays qu’ils aimaient parce que les pauvres pouvaient y réussir, grâce à leur travail et que leurs enfants pouvaient y devenir « quelqu’un » grâce à l’école… Mon père, lui, était venu de Varsovie, à 17 ans, pour rejoindre son frère déjà à Paris. Il devint tailleur fourreur de luxe et travaillait pour les grands couturiers. Nous vivions heureux, dans un appartement mixte (logement et atelier) dans le 10ème arrondissement jusqu’à la déclaration des lois anti-juives. Mon père n’avait plus le droit d’avoir son entreprise. Il réussit à se faire embaucher comme simple mécanicien dans un atelier “ autorisé “. Un jour, le bruit court : une grande rafle aura lieu le lendemain dans le 10ème. Dans le 11ème et le 20ème, des centaines d’hommes avaient déjà été arrêtés, internés à Drancy ou dans les camps du Loiret et déportés vers une destination inconnue. C’était déjà le sort des frères de Maman dont nous n’avions plus aucune nouvelle. C’est pourquoi il fit prévenir Maman qu’il restait dormir à l’atelier. Nous sommes en juin 1942. Ma mère enceinte de cinq mois est seule avec mon frère et moi, quand on frappe à la porte: entrent trois policiers français, deux en uniforme et pèlerine et un en civil. Ne trouvant pas mon père, l’un des 2 ordonne à ma mère de nous habiller et de les suivre au commissariat. Le civil s’interpose et dit « Non, restez, nous n’arrêtons “pas encore” les femmes enceintes et les enfants. » Alerté par cette menace (ou cet avertissement), mon père cherche où nous cacher. Faubourg Saint-Antoine, dans l’immeuble de son frère, un couple formidable, Mr et Mme Madeline, nous trouve une famille d’accueil.. Ils nous emmènent, mon frère Albert (8 ans) et moi dans la Sarthe. Nous y resterons cachés plus de 5 mois Ma tante refuse de partir et surtout de laisser partir ses enfants Danielle 3 ans et Céline 6 ans. Ils seront arrêtés tous les 4 le 16 juillet 1942 et déportés par le convoi 55 du 23 juin 1943. Mes grands-parents aussi ont été arrêtés lors de cette funeste rafle du « Vél’ d’hiv ». Par chance, le patron de mon grand-père, un ébéniste italien, Monsieur Arigoni, qui devait réaliser une commande pour un Allemand est allé à Drancy, réclamer « ses ouvriers » spécialistes du vernis au tampon. Mon grand-père et ma grand-mère, libérés, seront cachés et nourris jusqu’à la fin de la guerre par ce patron. Ma petite soeur Ida naît le 15 Septembre 1942, Maman la garde à Paris jusqu’à ses six mois. On ne déportait pas encore les bébés, avant cet âge. Ensuite grâce à Madame Madeline, elle sera cachée dans une ferme du Loiret. Vers la fin octobre 1942, mon frère et moi sommes revenus de la Sarthe quelques jours à Paris. Mon père nous a emmenés chez le photographe où nous avons retrouvé Danielle, notre petite cousine (sortie en fraude grâce à une infirmière de l’hôpital Rothschild, camp d’internement pour les personnes malades, où Danielle était internée), pour faire une photo. Ensuite, Mme Madeline nous a emmenés dans un village du Loiret, Baule-sur-Loire, chez Madame Bouché, une pauvre femme qui accueillait neuf enfants, dans une petite maisonnette. Nous avions toujours faim. Je me souviens que nous mangions à tous les repas des salades et des soupes de pissenlits que nous allions cueillir. Nous allions à l’école du village, sous un faux nom «Paulette et Albert Gratten» mais sans être inscrits sur le registre scolaire, en prévision d’un contrôle, sans doute. Vers la fin novembre 1943, Madame Madeline trouve une cachette pour Maman chez Monsieur et Madame Poulin, au Bardon, également dans le Loiret. Maman faisait la cuisine et aidait aux travaux de la ferme. Mon père devait la rejoindre, mais auparavant, il voulait trouver le moyen de transporter une machine à coudre et un peu de tissu. « Je trouverai toujours des choses à transformer pour gagner de quoi nourrir la famille. » a-t’il dit à mes grands parents, en leur faisant ses adieux. Hélas, la concierge le dénonça à la Gestapo. Il fut arrêté le 29 janvier 1944, puis interné au camp de Drancy d’où il envoya deux lettres à Mme Madeline, la prévenant que maman était enceinte et lui demandant de veiller sur nous. Il fut déporté le 10 février 1944, par le convoi 68 et nous ne l’avons plus jamais revu.


Un jour, Mr Poulin prit sa carriole et vint nous voir avec Maman: cela faisait bien un an que nous ne l’avions pas revue: quelle joie ! Monsieur Poulin, nous voyant tous affamés, revint avec un gros sac de pommes de terre et du lard qu’il donna à Madame Bouché, toute heureuse de pouvoir rassasier les enfants quelques jours. Un peu plus tard, il vint nous chercher, mon frère et moi, pour que nous vivions près de chez eux avec Maman. Monsieur Poulin avait fourni des faux papiers à Maman au nom de Prisca en lui disant : “Vous pourrez dire que votre accent est un accent corse, les gens d’ici ne feront pas la différence”. Quand maman arriva à terme, il l’emmena en carriole, chez la sage-femme, Madame Marguerite, qui avait bien voulu l’accoucher chez elle..Ma petite soeur est née le 5 juin 1944, dans la clandestinité, à La Chapelle St Mesmin. Elle fut déclarée sous le faux nom de Simone Alice PRISCA. Les avions bombardaient la gare des Aubrais. Orléans était en flammes, j’avais la varicelle et je ne pouvais décoller de la fenêtre, pleurant silencieusement, j’avais une peur panique que maman ne revienne plus.


Le lendemain 6 juin 1944, c’était le débarquement des troupes alliées en Normandie, Orléans fut libérée au mois d’Août. J’avais six ans. Nous n’avions plus à nous cacher. C’était la fête au Bardon ! Je n’oublierai jamais tous ces braves gens grâce à qui nous avons survécu. Plus tard, nous sommes rentrés à Paris, mais rien n’a jamais plus été comme “avant”. Nous n’avions plus rien: plus d’appartement, plus de meubles, plus d’argent... Nous nous sommes entassés à sept dont un bébé dans une pièce qui était le petit atelier de Grand Père, 146 rue du Chemin Vert, sans gaz, l’eau et les cabinets sur le palier... Nous y avons vécu plus de six mois, jusqu’à ce que mes grands parents récupèrent leur appartement au 3ème étage, et maman un deux-pièces cuisine bd de Ménilmontant. Mais surtout, nous vivions dans l’attente du retour de nos déportés. L’attente, l’espoir, les visites à l’Hôtel Lutetia où se faisait le retour des déportés. Ma mère en revenait à chaque fois plus cassée, plus fragile. Grand-mère était d’une tristesse infinie, attendant le retour de ses garçons dont elle gardait les photos dans son

inséparable sac à main. Elle les montrait à tout moment. «Regardez mes fils »… Maman vivait dans l’incessante attente du retour de Papa et de ses frères: “Mon Dieu, faîtes qu’ils reviennent !”, disait-elle souvent. Mon grand-père se tuait au travail, étant le seul soutien d’une famille nombreuse. Je sais que j’ai été « une petite fille chanceuse » puisque contrairement à beaucoup d’enfants juifs complètement orphelins, j’ai eu la chance de conserver ma mère, mes grands-parents, mon frère et mes soeurs, mais plus rien de ce que je vivais ne ressemblait à une vie d’enfant: les démarches à faire pour que ma petite soeur retrouve son vrai nom, pour qu’elle obtienne un droit aux tickets d’alimentation, et, en attendant, comment la nourrir ? Les démarches pour les actes de disparition, pour obtenir une aide financière, une aide matérielle. Rien n’était vraiment prévu pour aider les veuves et les orphelins complètement démunis. Le casse-tête incroyable pour que les quatre enfants soient reconnus « pupilles de la nation » quand le père est mort mais qu’il n’y a pas de certificat de décès. Une vie où le chagrin, les larmes, l’angoisse du lendemain étaient toujours présents, bien que chacun s’évertuât à réconforter les autres. De temps en temps, nous allions au cinéma l’Excelsior voir un beau film et nous prolongions ce moment de bonheur à notre retour à la maison en le racontant à grand père en Yiddish, sans omettre aucun détail. Tous les vendredis, Grand-mère et maman faisaient les gâteaux traditionnels pour le repas du soir et nous, les enfants, organisions le « BAL », un spectacle fait de récitations et de chants que nous avions appris à l’école, et chansons en Yiddish venues du patronage que je fréquentais avec bonheur. Notre récompense était le sourire retrouvé des trois spectateurs émus et ravis. Un autre moment heureux de notre vie de famille, c’est quand, mon frère et moi, lisions et traduisions le journal « CE SOIR » à mon grand-père. A 15 ans j’ai quitté l’école pour me mettre au travail. Maman était malade, Grand père était de plus en plus épuisé. Il mourut à 72 ans dans mes bras, d’une crise cardiaque. Il a travaillé jusqu’au dernier jour. J’avais 17 ans et demi. Mon frère était au service militaire. Il ne restait que mon salaire pour faire vivre la famille. A dix-neuf ans, j’épousai Maurice, lui aussi enfant d’une famille éprouvée par la Shoah. La vie continua avec la naissance de mes enfants, avec toujours, en toile de fond, le besoin de savoir, de comprendre cette partie sombre de mon passé. J’ai gardé longtemps l’espoir de revoir mon père et j’ai souvent cru le reconnaître dans la rue... Ma rencontre avec Béate et Serge Klarsfeld, en 1974 changea ma vie. Le fait de m’investir avec Maurice dans l’Association des Fils et Filles des Déportés Juifs de France, d’être de toutes leurs actions pour la mémoire, dans les procès contre les criminels nazis, pour faire éclater la vérité sur la Shoah, pour faire revivre un par un, chaque déporté et en particulier chaque enfant déporté, m’a peut être permis de faire un peu mon deuil.

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Se souvenir pour construire l’avenir

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