Comité “Ecole de la rue Tlemcen”
Témoignage de
Rachel Jedinak née Psankiewicz
enfant cachée.
“Mes parents, originaires de Varsovie, ont immigré en France dans les années 1920. Ils se sont connus et mariés à Paris. Deux filles sont nées : ma soeur Louise, en 1929 et moi-même en 1934. Nous vivions dans le 20ème arrondissement, un quartier d’immigrés. De cette prime enfance je garde de vagues images et des souvenirs heureux de petite fille aimée.
Puis arrive la déclaration de la guerre en 1939. Mon père s’engage dans l’armée (21è régiment de marche des volontaires étrangers) pour défendre la France, sa famille, ses valeurs.
Ma mère, ma soeur et moi-même partons en exode dans un grand camion avec oncle, tante et cousins. Ils seront tous déportés par la suite. J’ai le souvenir d’un bombardement pendant notre fuite. Les adultes criaient : « les Italiens nous mitraillent… » On voyait les aviateurs piquer sur les civils. Ils volaient si bas que l’on apercevait leur casque en cuir. Cette vision m’est restée.
Premiers contacts violents avec la guerre. Les Allemands finissent par nous « rattraper ». Alors, sans but, nous rentrons sur Paris.
Mon père est démobilisé. Nous passons quelques mois ensemble, le foyer est reconstitué. Le 14 mai 1941 sur convocation (le fameux billet vert) pour « vérification » mon père est arrêté et envoyé au camp de Beaune-la-Rolande où il restera pendant 13 mois.
Il est déporté à Auschwitz, sans retour, le 27 juin 1942, par le convoi n°5. Nous avions obtenu l’autorisation d’aller le voir une fois à Beaune-la-Rolande. Nous subsistions difficilement ma mère, ma soeur et moi-même. Le 16 juillet 1942, c’est la rafle du Vel d’Hiv. La veille, ma mère, ayant entendu des rumeurs, nous a cachées, ma soeur et moi-même, chez mes grands-parents paternels habitant à environ cent mètres de chez nous. Elle avait dû apprendre que ce jour-là « on » ne « prendrait pas » les vieillards.
A l’aube, des grands coups frappés à la porte de nos grands-parents : deux policiers, l’un en uniforme, l’autre en civil nous intiment l’ordre de les suivre pour rejoindre notre mère. Chemin faisant, ils nous disent : « Vous pouvez remercier votre concierge, c’est elle qui nous a dit où vous étiez. » Puis on nous emmène toutes les trois jusqu’au centre de rassemblement de la rue Boyer, dans le 20ème arrondissement, à « La Bellevilloise ». Nous sommes nombreux, serrés les uns contre les autres. Ma mère, à ce moment, n’a qu’une idée en tête, nous voir fuir… Elle ne cesse de dire aux autres femmes : « non, on ne part pas pour travailler en Allemagne, on ne peut pas travailler avec de petits enfants ». A ce moment une voisine s’approche de ma mère et lui dit : « Léa, ma fille (une adolescente) vient de s’enfuir par une issue de secours ». Ma mère nous donne l’ordre d’en faire autant, de retourner chez nos grands-parents ; moi je ne veux pas, j’ai 8 ans, je m’accroche à sa jupe. Alors ma mère nous gifle pour nous obliger à réagir. A ce moment, je n’ai pas compris que c’était un acte d’amour et de déchirement pour elle…
Arrivées toutes deux devant la porte, nous voyons deux policiers en faction. Ils détournent la tête pour « ne pas nous voir ». Retour en courant, chez nos grands-parents en larmes. Ma mère est envoyée à Drancy où elle reste pendant treize jours et, est déportée à Auschwitz par le convoi n° 12 le 29 juillet 1942, sans retour. Nous irons à Drancy 2 fois pour la voir, de loin, derrière les barbelés. Des gens nous ont prêté des jumelles.
La vie s’organise difficilement pendant quelques mois car nous vivons à six dans une petite pièce, sans eau courante (avec nous un oncle et une tante dont les enfants ont été déportés).
Je retourne à l’école de la rue Tlemcen 20ème arrondissement à la rentrée 1942, en essayant parfois de dissimuler l’étoile jaune cousue sur mes vêtements. Je suis parfois moquée par certains enfants. A deux ou trois reprises, la directrice réunira les 4 ou 5 petites filles juives venues à l’école (beaucoup d’enfants juifs étaient déjà soit déportés, soit cachés) pour les faire emmener par la femme de service dans les caves de l’établissement. Je rends hommage à son courage.
Le 11 février 1943, c’est la « rafle des vieillards ». Les policiers emmènent ma grand-mère, ma soeur et moi-même au commissariat de police de la place Gambetta 20ème arrondissement. On laisse le grand-père handicapé, seul. Il mourra peu de temps après. Mes oncle et tante cachés avec nous n’avaient pas dormi là, cette nuit par chance…
On nous entasse dans les sous-sols du commissariat. Nous sommes les deux seuls enfants parmi les vieillards apeurés. J’ai froid, j’ai la varicelle. Ma grande soeur me dit : « on va monter derrière les policiers lorsque la trappe va s’ouvrir ». Nous faisons irruption dans la salle principale du commissariat. Il y a des gens arrêtés pendant la nuit. Des mots de colère fusent contre la police : « on s’en prend à des enfants, qu’elle honte ! » Alors le commissaire et les policiers paraissent embarrassés et finissent par nous dire : « fichez le camp ». Notre grand-mère est relâchée quelques heures plus tard… Mais nous ne pouvons plus rester là, le danger est grand. Nous faisons un séjour dans un centre de l’UGIF, rue Lamarck, mais, un autre oncle et une tante pressentent que nous ne sommes pas en sécurité dans ce centre et nous en font sortir. Je fais des séjours très courts dans différentes familles catholiques, juives, séparée de ma soeur, dans des conditions précaires, la peur des rafles est constante, les adultes en parlent sans cesse.
Quelques mois avant la Libération, on me procure une fausse identité. Je m’appelle désormais Rolande Sanier. Je suis accompagnée par une cousine chez une nourrice à Château-Renault où je suis malheureuse, parfois maltraitée. Ma soeur est placée dans ce bourg comme « bonne » chez de braves gens, monsieur et madame Proust (cela ne s’invente pas !) Moi, j’ai occulté le nom de ma nourrice. Je ne peux me confier à personne, je me renferme sur moi-même. Le dernier mois avant la Libération, la nourrice de mes cousins voyant ma détresse morale me retire de chez cette personne et me place chez sa soeur et son beau-frère ; monsieur et madame Saillard, ayant deux grandes filles qui m’apaisent, me cajolent…
La Libération arrive. Retour à Paris dans un camion chargé de pommes. Nous retrouvons notre appartement mis sous scellés, vide, quel choc ! Le lustre ayant été arraché avec la baguette électrique, nous nous éclairons pendant quelque temps avec une lampe à pétrole, sans meubles, sans objets qui nous « rattachent » à nos parents. Heureusement que nos oncles et tantes envoient leurs enfants chargés de provisions car c’est la misère.
Enfin c’est la fin de la guerre. Liesse populaire dans les rues. Les rares déportés survivants arrivent à l’Hôtel Lutétia, je m’y rends avec ma soeur, photos de mes parents en mains, en vain. J’ai longtemps espéré revoir mes parents, ma famille et il a fallu se rendre à l’évidence : je ne les reverrai plus…
Puis, en 1997, à la création du Comité Tlemcen du 20ème arrondissement pour la pose des plaques dans les écoles en mémoire des enfants juifs morts en déportation, j’adhère immédiatement car l’école de la rue Tlemcen était mon école primaire et tant d’enfants de cet établissement ont été exterminés. Des instituteurs et des professeurs d’école, nous, soutiennent efficacement en faisant un remarquable travail de recherche et de pédagogie auprès des enfants. Nous retrouvons les registres des écoles et grâce au Mémorial de la déportation de Serge Klarsfeld, nous pouvons ainsi retrouver les noms des enfants partis vers la mort…
Mais auparavant, nos témoignons dans les établissements scolaires auprès des enfants, des adolescents. Nous leur expliquons comment notre vie a basculé dans l’horreur si rapidement. Notre devise, après la guerre, était : « Plus jamais ça ». Hélas, les atrocités continuent à travers le monde avec la mort d’hommes, de femmes et d’enfants. Le fait d’aller au devant des jeunes, de témoigner, de leur faire prendre conscience du danger du racisme, de l’antisémitisme, de la xénophobie, de l’intolérance et de l’exclusion qui peuvent mener au pire si nous ne prenons pas garde. Soyons plus vigilants. Cela me mobilise et je continuerai tant que je le pourrai. Les dessins et courriers que je reçois des enfants et des adolescents me confortent dans mon action.
Se souvenir pour construire l’avenir
Ils habitaient notre quartier…