Comité “Ecole de la rue Tlemcen”

 
 

Témoignage de

Léon Zyguel





Léon Zyguel est né en 1927 à Ménilmontant dans une famille ouvrière de six enfants, d’origine polonaise, juive non pratiquante. Après l’arrestation du père, le 20 août 1941 et la Rafle du Vel’d’Hiv du 16 juillet 1942, la famille a tenté de se réfugier en zone non occupée. Hélène, Marcel, Maurice et Léon – les quatre plus grands – sont partis les premiers, leur mère devait les rejoindre avec les deux plus petits. Fin juillet, Léon, sa soeur et ses deux frères sont arrêtés. Le 26 août, ils sont transférés à Drancy, où ils retrouvent leur père, puis à Pithiviers , avant d’être déportés ensemble à Auschwitz, le 21 septembre, par le convoi n°35 (1000 déportés, 29 survivants). Son père et sa soeur ne revinrent pas. En janvier 1945, il a survécu à l’effroyable évacuation des camps, connue sous le nom de «Marches de la Mort», décidée par les SS fuyant devant l’armée soviétique. Parvenu au camp de Buchenwald et devenu membre de la Résistance, c’est en participant à l’insurrection du 11 avril 1945 qu’il a connu la libération. Arrêté à quinze ans, c’est le jour de ses dix-huit ans qu’il a retrouvé Paris. C’était le 1er Mai 1945: il y avait du muguet, et de la neige aussi.


Léon, malgré tes 78 ans tu déploies une activité intense au comité «Ecole de la rue Tlemcen» et tu témoignes inlassablement auprès des élèves dans les établissements scolaires. Pourquoi un tel engagement?

C’est la poursuite d’un travail militant entrepris depuis que je suis rentré des camps, mais dont les origines sont bien antérieures. Je suis né et j’ai vécu longtemps dans le 20ème arrondissement. J’ai baigné dans l’atmosphère de ce quartier dont l’histoire est marquée par le souvenir des mouvements révolutionnaires et des combats menés par le monde ouvrier. Je pense en particulier à la Commune de Paris: c’est dans le 20ème que se trouve le Mur des Fédérés. Je pense aussi à toutes les luttes politiques et sociales entreprises au nom de la justice, de la solidarité et de la fraternité. Je me souviens,par exemple,d’avoir participé,le poing levé, aux manifestations de 1934, avec mon père, avenue de la République et à celles organisées pour soutenir l’Espagne républicaine en 1936, notamment rue des Amandiers où se retrouvaient tous ceux qui prenaient part aux collectes de vêtements, d’argent, de boites de lait…En 1996, avec quelques anciens de l’école de la rue de Tlemcen, nous avons décidé de rendre hommage à nos camarades de classes exterminés dans les Camps de la Mort. Nous avons ainsi honoré la mémoire de 163 de nos petits camarades. Cette cérémonie a eu un tel écho dans notre arrondissement qu’avec l’aide de nombreux amis, le comité «Ecole de la rue Tlemcen» fut créé. Pour nous, était apparue l’impérieuse nécessité de rappeler que la déportation des enfants n’avait pas reçu l’attention qu’on lui devait. Les chiffres exacts par école n’avaient jamais été mis en évidence. Faire connaître dans toute son ampleur le destin tragique de ces enfants, c’est ce qui a motivé notre engagement. En outre, en allant témoigner dans les classes, non seulement nous expliquons aux élèves ce qui s’est passé, mais nous apportons aussi un éclairage particulier, y compris au savoir des enseignants qui nous en remercient fréquemment. Il faut souligner, en effet, que l’histoire de cette période qui comporte des responsabilités encore gênantes - celle du gouvernement de Vichy, l’appel de Pétain à la collaboration avec les troupes nazies et la mise à leur disposition de l’administration et de la police française - ne se transmet pas aisément dans la transparence. Il faut donc expliquer pourquoi et comment tout cela a pu arriver et surtout en tirer les enseignements afin que cela ne puisse plus se reproduire. Je n’accepte pas qu’on l’attribue à «la folie des hommes». Non, tout cela a été organisé, sciemment, scientifiquement. Pour moi, il est essentiel d’en témoigner dans les écoles. Et puis, nos interventions dans les classes sont des occasions exceptionnelles de lutte contre le racisme; c’est précisément dans le creuset de l’école publique, laïque, que se trouvent les meilleures conditions pour l’acceptation des différences dont le brassage doit être considéré comme une source d’enrichissement pour tous.


Comment les Jeunes reçoivent-ils ton témoignage?

Je répète souvent qu’ils ont une qualité extraordinaire: le refus de l’injustice. Ils n’admettent pas qu’on ait pu commettre de tels crimes. Je rappelle la doctrine nazie avec sa théorie de la race supérieure et je leur fais remarquer que s’ils avaient vécu à cette époque, certains d’entre eux, peut-être, auraient pu être déportés parce que considérés de race impure. Les enfants se sentent alors davantage concernés. Face aux négationnistes «assassins de la mémoire», il faut inlassablement témoigner de l’enfer des camps d’extermination, des souffrances endurées par les déportés. Il faut que les enfants sachent. Cette période peut sembler lointaine et les événements révolus, pourtant, la vigilance s’impose encore et toujours; elle ne doit jamais faiblir. Au cours de mes témoignages il y a des souvenirs douloureux, mais les réactions des élèves, les écrits qu’ils m’adressent, leurs dessins, sont pour moi d’inestimables encouragements à poursuivre. Dans ces rencontres, je ne manque jamais de leur rappeler la chance qu’ils ont de pouvoir étudier car c’est ainsi qu’ils pourront devenir des citoyens clairvoyants et vigilants.


Pourquoi et comment es-tu devenu, malgré ton jeune âge acteur de la Résistance au camp de Buchenwald?

Il y a eu tout un parcours: trente et un mois de camps d’extermination par le travail – huit camps – et les «Marches de la Mort ». Je suis arrivé à Buchenwald dans des conditions épouvantables, couvert de poux de corps. Nous avons été placés dans une baraque «en quarantaine ». Le chef de chambre –déporté désigné par l’administration – était du 20ème; il était un peu plus âgé que nous. Nous avons parlé longuement de notre quartier, de la «Bellevilloise» où nous étions pionniers; cette conversation nous faisait chaud au coeur. Un jour, il nous a pris à part et nous a proposé d’entrer dans la Résistance ; nous avons accepté; avec mon frère, nous avons formé alors, selon la règle de sécurité, un «triangle». Et moi qui étais l’adolescent numéro 179084, je suis devenu un homme, un combattant. Nous avons été affectés par l’administration dans un commando de travail hors du camp, dans une usine d’armement qui avait été bombardée. Tout en travaillant à récupérer les briques, je devais observer tous les mouvements des SS et des kapos. Je transmettais ces renseignements en rentrant au camp, le soir. C’était important pour comprendre les intentions des SS car le front ouest se rapprochait – nous entendions déjà le bruit du canon. Nuit et jour, on se relayait pour épier les mouvements des SS. Et puis il y a eu le 11 avril; j’y ai participé. Nous avons tout fait pour empêcher les SS d’évacuer les déportés du camp sur les chemins de la mort. Armés de leurs mitraillettes, ils nous ont encore obligés à nous rassembler devant nos blocks. Nous étions devant le nôtre – le n°45 - avec Guy Ducolonné en tête; nous étions comme toujours rangés par cinq, les plus fatigués placés au centre. Guy m’a dit: «dès que je te ferai signe, tu feras semblant de lacer ta chaussure et au deuxième groupe qui nous suit tu passeras l’instruction, attention, c’est à tel endroit qu’on attaque nos gardiens.» Au moment du signal de départ des colonnes, les avions américains ont rasé les blocks et les hauts parleurs ont hurlé l’ordre de rentrer. C’est alors que l’insurrection a éclaté; et alors, à ma grande surprise, j’ai vu courir des déportés armés. Par cette insurrection victorieuse, nous avons fait prisonniers 125 gardes, aussitôt internés dans une baraque gardée par des déportés en armes. Nous étions encore 21400 dans ce camp qui en comptait 50000 avant les premières évacuations. Aux élèves qui demandent souvent pourquoi les gardes n’ont pas été immédiatement fusillés, je réponds que jusqu’au bout nous avons su rester des hommes dignes et que tout homme, quels que soient ses crimes a droit à un vrai jugement. Restés maîtres du camp nous avions eu un double souci: d’une part, éviter le retour de groupes SS prêts à nous massacrer, d’autre part empêcher qu’en sortant, des déportés se rendent coupables d’actions violentes inacceptables à l’égard des habitants des villages voisins pour se venger des souffrances subies. Au bout de 48heures l’armée américaine est arrivée; nous leur avons remis les prisonniers afin qu’ils soient jugés par un tribunal militaire. Découvrant une situation sanitaire inimaginable, les militaires américains envoyèrent un message de demande d’assistance d’urgence. Parmi les 3000 malades mon frère était dans un état désespéré, aussi, bravant l’interdiction, je suis parvenu à sortir du camp en précisant que j’étais l’agent de liaison de Guy Ducolonné, et j’ai pu rapporter des oeufs et du lait à l’infirmerie.


Pourquoi as-tu été cité comme témoin au «procès Papon»?

Avec ma soeur et mes frères , nous avons été arrêtés par la gendarmerie allemande dans la région de Mont-de-Marsan; emprisonnés puis remis à la police française, nous avons été internés au camp de Mérignac, près de Bordeaux. Le Secrétaire Général de la Gironde chargé des Affaires Juives, c’était Maurice Papon. Mes deux frères craignant la déportation ont tenté l’évasion, moi, je me croyais protégé par mon jeune âge. Marcel a réussi; Maurice, repris, fut placé dans la baraque des otages. Et puis, ce fut le convoi du 26 août 1942. Il semble que je sois le dernier survivant de ce convoi qui a été retenu comme élément à charge contre Papon. J’ai donc été entendu par la Chambre d’accusation. Papon, qui possédait la liste de 80 enfants placés chez des familles d’accueil - leurs parents ayant été déportés depuis plusieurs semaines - les a fait rassembler ce jour-là, secrètement, hors du camp; puis leur wagon fut rattaché à notre convoi qui partait pour Drancy. Ces enfants avaient tous moins de 15ans, le plus jeune avait 12 mois. Papon aurait pu faire le choix «d’oublier» cette liste; au contraire, il a agi avec un zèle coupable et selon des convictions antisémites flagrantes. Au procès, j’étais animé du désir de témoigner pour la justice et la vérité. Je souhaitais qu’à cette occasion unique, les responsabilités soient mises au grand jour, au-delà même de la personne de l’accusé. La condamnation n’a pas été celle que la partie civile espérait; outre la peine de dix ans d’emprisonnement et d’indignité pour complicité de crime contre l’humanité, nous souhaitions qu’il soit condamné aussi pour complicité d’assassinat. En effet, en 1942, aucun haut fonctionnaire de l’Etat ne pouvait prétendre ignorer ce qu’il advenait des convois qu’on envoyait en déportation. Néanmoins, ce qui reste essentiel, c’est qu’enfin, grâce à ce procès, a été reconnu le «crime de bureau». Nul ne peut plus se retrancher derrière l’argument de l’obéissance aux ordres reçus. Désormais, toute personne qui obéit à un ordre criminel en le mettant en oeuvre, se rend complice de ce crime. On a le devoir de désobéir dans un tel cas. C’est une grande avancée en matière de responsabilité individuelle.


Il y a 60 ans que tout cela a eu lieu; quel regard jettes-tu en arrière?

A mon retour, j’ai retrouvé le 20ème arrondissement: mon Boulevard de Ménilmontant, ma rue des Amandiers .L’image de ces lieux ne m’a jamais quitté; c’était très important; cette volonté de retrouver mon Boulevard, mes copains, mes copines, m’a aidé dans les camps à trouver la force de survivre. J’ai retrouvé mon 20ème, cet arrondissement populaire, fraternel, solidaire; j’y ai revu des amis, des copains, des camarades, et en particulier Henri Krazucki - un des plus jeunes Déportés-Résistants - avec qui je me suis engagé dans le combat pour la paix, la dignité, et le bonheur pour tous. Je milite aussi à la Fédération Nationale des Déportés Internés, Résistants et Patriotes (FNDIRP) où j’assume un certain nombre de responsabilités que mes camarades ont bien voulu me confier. Je suis ainsi resté fidèle au serment prononcé avec mes camarades, le 19 avril 1945, sur la place d’appel de Buchenwald où nous avons juré de nous battre jusqu’au bout, pour la paix, la liberté, la dignité et le bonheur des hommes. A ce jour, je crois avoir eu une vie pleine et entière conforme à mon engagement. Mais, comme mes camarades survivants, j’ai le souci du passage de relais auprès des Jeunes : nous ne voulons pas être entendus simplement comme témoins du passé mais aussi comme militants de l’avenir, militants de la vie.


Témoignage recueilli par Anne Marie Jacquin

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Se souvenir pour construire l’avenir

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