Comité “Ecole de la rue Tlemcen”

 
 

Témoignage de

Jo Nisenman et Jacques Grynberg,

rescapés de la déportation.





C’est en 1997 que commence l’aventure du Comité Tlemcen ; Jo, tu étais avec Jacques pour ces débuts. Quels autres anciens élèves de l’école Tlemcen y avait-il ? Raconte- nous ce départ.

“Cela a commencé fin 1995. Un jour, Jean et Charles Godfryd sont montés à la maison ; on a parlé de mettre une plaque pour les gosses du quartier morts en déportation ; des gosses que j’avais d’ailleurs vus à Pithiviers, alors qu’ils étaient déjà séparés de leurs parents. Ils avaient été raflés le 16 juillet 1942 comme beaucoup d’enfants et d’adultes du quartier; ces enfants furent tous gazés à Auschwitz. Donc on s’est dit qu’on allait se renseigner à la Mairie pour obtenir un soutien. On a associé quelques copains du quartier qui avaient fréquenté l’école rue de Tlemcen. C’était pour moi une école formidable ; elle avait accueilli des enfants de familles émigrées de Pologne pour la plupart et les avaient intégrés, alors qu’ils ne savaient ni lire ni écrire le français. Nous nous sommes tout de suite adjoint Léon Zyguel qui était à l’école avec ses frères et soeurs, de même qu’André Schmer et Jacques Klajnberg; et puis j’ai demandé à Jacques Grynberg, que je connaissais depuis le camp de se joindre à nous alors qu’il n’était pas ancien élève : c’était un gars très actif, militant, dévoué, et de plus son atelier de tapissier était rue de Tlemcen. Il avait de bonnes relations à la Mairie du 20ème comme à celle du 11ème; il nous fit connaître M. Rosenfeld. C’est Léon Zyguel qui nous mit en relation avec Henri Malberg, responsable du groupe communiste à l’Hôtel de Ville ; ce dernier nous a convaincus de créer un Comité avec des statuts ; j’en fus le premier Président et Jacques le Secrétaire.

Nous avons alors contacté la Directrice de l’école : elle était d’accord sur le principe, mais souhaitait l’avis de l’Inspecteur d’Académie ; ce dernier, M. Delaubier, un homme formidable, partagea tout de suite notre souhait d’honorer la mémoire de ces enfants martyrs ; il participa régulièrement à nos cérémonies même lorsqu’il changea de poste. Nous rencontrâmes ensuite le Maire du 20ème M. Michel Charzat, qui nous accorda sans hésiter son soutien puis M. Tibéri, Maire de Paris qui ne tarda pas à nous adresser le courrier accordant aussi son appui à notre démarche. La première pose de plaque pouvait donc avoir lieu en 1997 ; l’information se fit par le bouche à oreille, chacun téléphonant à ses anciens copains ou copines d’école. Il y eut tout de même quelques 350 personnes ; parmi elles, madame De Gaulle - Anthonioz, M. Charzat, M. Rosenfeld, M. Bariani ancien Maire du 20ème, M. Sarre, Maire du 11ème, M. Hadjenberg, Président du Crif, dont la mère était ancienne élève de l’école . Cette première plaque fut une grande satisfaction ; bien sûr il y avait des manques dans l’organisation : sono défectueuse, une seule classe était descendue avec son maître, contre l’avis de la Directrice, les parents d’élèves n’avaient pas été prévenus… mais le pot de l’amitié fut très convivial, permettant des retrouvailles entre anciens de l’école qui ne s’étaient pas revus depuis ces sombres années 40… Les enfants déportés avaient leur plaque mais pas encore leurs noms gravés puisque les registres n’étaient pas encore retrouvés.


Comment le travail de mémoire du Comité a-t-il pu s’étendre à d’autres écoles ?

A une réunion à la Mairie, j’ai rencontré Catherine Vieu Charier, Directrice à l’école maternelle rue des Couronnes ; elle m’a supplié de poursuivre le travail car elle venait de retrouver dans les archives de l’école les registres de l’époque ; ils montraient l’ampleur de la déportation des enfants de ce quartier. Quant à Pierre Cordelier, il avait aussi enquêté sur les registres de son école rue Julien Lacroix et fait le même constat, découvrant aussi que l’attitude du Directeur de l’époque était plus que douteuse puisqu’il avait tracé dans la cour une ligne séparant les élèves portant l’étoile jaune… Catherine et Pierre avaient vu poser la première plaque et tenaient à faire de même dans leurs écoles et celles du 20ème. Ce fut le démarrage décisif du Comité Tlemcen, dont le nom fait référence à la première cérémonie. Jacques Grynberg nous a quitté en 2004.


Peux- tu nous parler de ta rencontre avec lui ?

Je l’ai rencontré en septembre 1942 dans un camp de Haute Silésie, celui de Peiskretcham, dépendant d’Auschwitz, un camp de travail très très dur ; on y faisait du béton, du terrassement, dans un chantier pour un centre de triage de trains venant de Russie. Il était dans une baraque voisine, dans le même kommando que le mien, le kommando Rederman ; il posait des fenêtres et des portes dans de petites maisons avec un rôle de chef d’équipe et non de kapo : il aplanissait tous les problèmes, les malentendus qui pouvaient survenir entre les gars ; il était extraordinaire, je n’ai jamais compris où il prenait ce courage, c’était un devoir pour lui de s’occuper des autres ; moi je fournissais les outils et le matériel aux équipes. Jacques avait réussi en plein hiver à obtenir du contremaître - une ordure qui arborait sa croix gammée , un planqué qui évitait ainsi le front - l’allumage d’un brasero, sous prétexte qu’on ne pouvait pas bien ajuster avec les mains gelées…C’était vrai d’ailleurs ! Mais comme on ne pouvait pas se chauffer à plus de deux, Jacques organisait le tour ; on s’est même quelquefois disputés à ce sujet car moi je n’y avais pas droit ! Au printemps 44 on s’est retrouvés à Auschwitz III : Blechammer- Monowitz, dans une usine de l’I.G. Farben où l’on faisait de l’essence synthétique; plus de 40000 personnes y travaillaient sur un chantier immense où les conditions de travail étaient aussi très dures.

C’est à partir du 18 janvier 1945, alors que les Russes approchaient, que les S.S. ont décidé l’évacuation du camp et qu’a donc commencé la Marche de la Mort. Nous, on a reçu l’ordre de départ le 21 janvier : tous les valides étaient jetés sur les routes dans le froid et la neige. On a fait cette marche épouvantable avec Jacques mais aussi avec les frères Zyguel, Léon et Maurice ; je les connaissais bien et les fréquentais ainsi que leur famille avant la guerre ; leur père et une soeur ne revinrent pas de déportation. Pour Maurice la marche fut un calvaire car il était très affaibli : à un moment il ne pouvait plus suivre, son frère ne le trouvait plus car les S.S. ne voulaient pas qu’on recule et abattaient d’une balle dans la tête ceux qui s’arrêtaient ; moi qui étais en arrière, j’ai vu Maurice assis sur le bord de la route, épuisé, sans chaussures, les pieds entourés de bandes de tissu ; j’ai réussi à le convaincre et l’ai aidé comme j’ai pu en le tirant et le soutenant à continuer jusqu’au soir et nous avons pu faire halte dans une grange. Le lendemain matin, je n’ai pas revu Maurice, Léon l’avait miraculeusement retrouvé et réussi à lui permettre d’atteindre Buchenwald où je les ai rejoints. Une anecdote sur mon séjour à Buchenwald où j’ai failli être pendu : j’avais été pris en flagrant délit de vol de nourriture chez un S.S. dont je faisais la chambre… Heureusement le camp était alors bien organisé par la résistance notamment grâce aux communistes et ils ont réussi à me faire sortir de ce mauvais pas. Quand je suis rentré à Paris certains avaient même annoncé ma pendaison…J’ai revu Maurice à mon retour encore bien malade mais sauvé ! Au bout d’un an, j’ai retrouvé mon logement de la rue Houdart et de chez moi je voyais l’atelier de Jacques rue de Tlemcen !


Ce qui m’a frappé quand tu es venu témoigner dans une classe de notre collège c’est cette indignation que tu as manifestée et su faire partager, indignation devant le traitement subi par ces enfants déportés…

J’ai tenu à venir témoigner rue Vitruve car cela me rappelait que j’y avais passé le certificat d’études… Dans ce collège comme dans les autres écoles où j’ai témoigné, j’ai eu un moment de stress avant de parler : j’ai tellement de choses atroces à raconter : je pense notamment à mon arrivée à Pithiviers, en juillet 42 : j’ai 18 ans et viens d’être arrêté près de Bourges sur la ligne de démarcation ; je trouve alors dans ce camp tous ces enfants victimes de la rafle du Vel’ d’hiv, déjà séparés de leurs parents, vivant dans des conditions d’hygiène épouvantables ; et parmi eux je trouve ma petite soeur de 10 ans , une cousine, des cousins… ils croyaient que je venais les libérer… comme les autres ils se retrouveront dans les wagons à bestiaux en direction d’Auschwitz… Tout cela fait que j’hésite à en parler à ces jeunes, mais ce qui me pousse c’est ce sentiment « qu’on leur doit bien ça, à ces enfants déportés ». Et puis, la grande satisfaction, c’est de voir ces jeunes d’aujourd’hui, pas toujours faciles, calmes, attentifs, totalement à l’écoute : on sent qu’ils ne sont pas insensibles à ce témoignage et qu’il en restera quelque chose… Certes, ce que je raconte est tellement dur, c’est comme une flèche au coeur que je leur envoie, qu’ils réagissent peu tout de suite après, ils posent peu de questions, mais je sais par les enseignants qu’après ils en reparlent, qu’ils y réfléchissent.

Avec le recul, moi je me dis, ce régime de Vichy, cet état fasciste, comment a-t-il pu organiser une chose pareille : mettre ces enfants dans des wagons à bestiaux pour les conduire au massacre à Auschwitz, au gazage… C’est en souvenir de ces gosses que nous avons fait tout cela : ces cérémonies extraordinaires avec la participation des élèves, ces enfants que j’ai entendus devant l’école rue Sorbier, des jeunes maghrébins, noirs, asiatiques, chanter des airs yiddish , tout çà c’est du baume au coeur ! Récemment je me suis trouvé à Drancy pour témoigner, à l’exposition de l’A.F.M.A. (Association Fonds Mémoire d’Auschwitz) présidée par madame Moreau, exposition qui se tient dans un wagon à bestiaux, comme ceux utilisés à l’époque pour les déportés. C’était devant des jeunes de 18 - 20 ans en réinsertion, des jeunes au bord de « faire une connerie »… Cela faisait peur cette trentaine de jeunes…Eh ! bien je leur ai simplement dit : si je viens vous parler c’est pour qu’il ne vous arrive pas ce qui nous est arrivé ; vous devez savoir que si vous dites un jour « sale arabe » ou « sale juif », vous construisez un bâton contre vous-mêmes ; l’antisémitisme et le racisme n’ont pas lieu d’être ; vous espérez fonder un foyer, vous allez voter par la suite, vous voterez à gauche, vous voterez à droite, vous voterez au centre, mais jamais vous ne mettrez les pieds dans l’extrémisme car vous n’en sortiriez plus… il faut savoir vivre ensemble que vous ayez une kippa, un tchador ou rien du tout… Cela les a marqués, ils ont très bien réagi, les professeurs voulaient que je revienne les voir.


Les poses de plaques s’achèvent mais le travail de mémoire va continuer auprès des jeunes ; comment le vois- tu ?

Nous continuerons nos témoignages dans les classes, notamment quand nous irons fleurir les plaques, le 27 janvier, journée européenne pour la mémoire de la Shoah. Et puis après ce travail de mémoire sur la déportation des juifs se sont greffés maintenant celui sur l’esclavage, le génocide arménien, le colonialisme… N’oublions pas que Papon, fonctionnaire zélé de Vichy, était Préfet de Police lorsque des algériens ont été noyés dans la Seine en 1962. Il y a tellement à faire dans le monde : le Rwanda, le Soudan, le Darfour…et dans la plupart des cas les enfants sont en première ligne…


Témoignage recueilli par Claude Smadja

Se souvenir pour construire l’avenir

               Ils habitaient notre quartier…

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