Comité “Ecole de la rue Tlemcen”

 
 

Témoignage de

Claire Cramer

La petite maison du 12 rue Levert




“Je sors de ma maison et ferme la porte, il est 9 heures du matin, nous sommes le 28 mai 2002. Sur le trottoir d’en face, à quelques mètres, trois personnes regardent attentivement la façade de ma maison. Ils parlent à voix basse, leurs gestes semblent lents. Je marche vite, je descends la rue. Arrivée à l’angle, je me retourne et jette un coup d’oeil : deux femmes sont debout, droites, le dos au mur, de chaque côté de ma porte ; l’une doit avoir 70 ans, l’autre 40 ; un homme de 40 ans environ est sur le trottoir d’en face. Il les prend en photo. Ma façade est décrépie, elle s’effrite, elle a été jolie, construite en 1884 ; on perçoit encore les moulures anciennes au- dessus de la porte et des fenêtres. Le sérieux et l’intensité de leurs visages me font faire demi-tour. Je reviens sur mes pas ; la photo est finie, les deux femmes se rapprochent de l’homme. C’est la mère et la fille, lui le mari de la fille. Ai-je fait demi-tour au moment où ils se déplaçaient vers la façade pour encadrer la porte de leurs deux corps ou ont-ils fait la photo, après que nous nous soyons parlé ? Je ne me souviens plus. Une émotion intrigante m’a menée vers eux…Je les interroge du regard, leur demande s’ils veulent quelque chose. L’homme m’explique : il me présente sa femme et sa belle-mère ; ils habitent tous au Canada, lui seul parle français ; son beau- père est mort il y a un an. Quand ce dernier avait 17 ans, il habitait cette maison, avec son père, sa mère et ses trois frères et soeurs, jusqu’à la rafle du 16 juillet 42 quand sa famille a été raflée et déportée. Maurice, son beau-père, a été sauvé par la décision prise par ses parents de l’envoyer en Espagne quelques mois plus tôt pour éviter qu’il soit enrôlé à 17 ans…Une autre soeur, Hanna, quinze ans, à l’époque hospitalisée à Tenon en juillet 42, a échappé à la rafle La soeur, Hanna, est restée vivre à Paris, elle habite le 16ème, elle est aujourd’hui mourante. Ils sont venus du Canada, l’embrasser une dernière fois. Ils repartent demain. Hanna n’est jamais de sa vie retournée dans le 20ème et hier soir en revenant de l’hôpital, ils sont retournés dans son appartement du 16ème, ont tenté de retrouver l’adresse de cette petite maison dans le 20ème qui fut la leur, celle de Maurice et d’Hanna jusqu’en juillet 42. Ils trouvent l’adresse et à 9 heures ce matin, ils décident d’aller rue de Belleville, cette rue dont Maurice parlait souvent, et de tenter de retrouver cette petite maison du 12, rue Levert. Dolorès, la femme de Maurice, aurait eu envie de la voir avant, lors d’un précédent voyage à Paris quand Maurice était vivant ; mais Maurice ne voulait pas y retourner, il ne voulait pas en parler. Maintenant il est mort, et sa femme, sa fille et son gendre sont là, devant moi, sur le trottoir. Je les ai fait entrer, nous avons traversé la maison, monté l’escalier en chêne qui n’a pas bougé depuis sa construction. Nous sommes sur une petite terrasse, debout, on ne s’asseoit pas. Dolorès a des larmes qui coulent mais elle parle en même temps, en anglais. Elle n’en revient pas : «Comment se fait-il que je sois retournée sur mes pas, à l’angle de la rue pour revenir vers eux, et quel hasard que je sois sortie au moment même où ils étaient là ! » Dolorès pleure mais elle continue à parler, à regarder, c’est une belle femme au visage sculpté dans la pierre, majestueuse ; elle comprend le français, le parle peu ; ils parlent anglais entre eux. Carlos, le gendre, a vécu en France enfant, il parle français, nous parlerons espagnol plus tard. Dolorès est juive d’origine russe ; ses parents ont émigré au Canada où elle épousera Maurice Brajtman, d’une famille juive polonaise, résidant à Paris 12, rue Levert jusqu’au 16 juillet 1942 quand sa famille fut arrêtée, déportée et exterminée à Auschwitz. Après ces horreurs, il émigre au Canada et épouse Dolorès. On est toujours debout sur ma terrasse, Dolorès me repose la même question : « Mais pourquoi me suis-je retournée, pourquoi suis-je remontée, et pourquoi suis-je sortie de ma maison au moment où ils étaient devant ? »Elle pense que peut-être des forces surnaturelles étaient convoquées et se sont conjuguées pour que ce matin-là, à 9h30 précises, je les trouve là. Je lui dis que je travaille autour de la mémoire, de l’Histoire, et qu’en tout cas, j’ai senti qu’une histoire se jouait devant ma porte, mais ça ne lui suffit pas.

Je pense à l’école primaire de la rue Levert, à trente mètres, où était scolarisée ma fille l’année dernière, à la plaque commémorative, à l’intérieur, où se trouvent les noms des enfants déportés de cette école. Je leur propose d’aller à l’école leur montrer cette plaque, peut-être allons nous retrouver le nom des deux enfants ; ils sont interloqués. Nous sortons. Je me souviens très bien de la cérémonie, en 1999, pour l’inauguration de ces plaques, celle sur le mur extérieur de la façade où il est écrit : « A la mémoire des enfants de cette école déportés de 1942 à 1944, parce qu’ils étaient nés juifs, victimes innocentes de la barbarie nazie, avec la complicité active du gouvernement de Vichy. » Carlos traduit le texte. Je suis fière de mon pays, une fraction de seconde ; oui, il est bien écrit « avec la complicité active de la police française du gouvernement de Vichy ». Il est vraiment écrit cela demande Dolorès ? Fierté bien pâle mais au regard du monumental refoulé qui rôde toujours, cela a le mérite d’être écrit. C’est écrit sur les murs de toutes les écoles du quartier.

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Se souvenir pour construire l’avenir

               Ils habitaient notre quartier…